Le bwa kale : entre la violation du droit à la vie et le rétablissement de l'ordre social
- Odelpa

- 30 juil.
- 4 min de lecture
La société haïtienne, depuis quelques années, est confrontée à une spirale de violences orchestrées par les groupes armés. Ils se sont érigés en de véritables maitres et seigneurs. Ils opèrent dans le même registre dans différents départements géographiques du pays. La population, principale victime de cette situation, est montée au créneau à maintes reprises, d’une part, pour dénoncer les actes barbares qui dominent l’actualité au quotidien. D’autre part, exiger de la puissance publique de répondre à ses obligations. En absence de toutes mesures visant à la protéger, il y a deux ans de cela, soit le 24 avril 2023, une forme d’auto-défense est mise au point. Ainsi est né le « bwa kale » au canapé-vert, un quartier de Port-au-Prince. Est-ce la solution idéale ?

« Le phénomène ‘’ bwa kale’’ ne peut être réduit à un simple acte de violence populaire. C’est un cri, un écho profond du désespoir collectif d’un peuple abandonné. Du point de vue sociologique, il s’agit d’un symptôme révélateur d’une société en rupture, où les institutions publiques ont échoué à garantir sécurité, justice et dignité. Le 'bwa kale' est le produit d’une anomie sociale, où les normes collectives s’effondrent et où chacun devient juge et bourreau dans une société décomposée », telle est la lecture de l'Anthropologue-Sociologue de formation, Gédéon Louis, sur cette forme de justice sociale.
« Le ‘'bwa kale’’ traduit également un phénomène de réappropriation violente du pouvoir, un retour tragique à la loi du talion, là où l’État de droit a disparu. Cependant, il ne faut pas seulement analyser ce phénomène comme une réaction : il faut aussi l’entendre comme une parole. Une parole sans mots, une douleur collective qui appelle à la reconstruction du lien social », a-t-il poursuivi.
Selon les explications fournies par le disciple d’Émile Durkheim, le « bwa kale » survient à cause de la peur quotidienne qui hante la population. Face à l’inaction et le désengagement de l’Etat, les communautés se sentent obligées de se protéger elles-mêmes. Mais cette auto-défense est sans règles, sans limites, sans tribunal. Elle devient vite vengeance, réparation et justice expéditive. Une démarche qui s’inscrit comme une réponse à l’oppression qui peut être transformée en une nouvelle forme de terreur. Une auto-défense tragique, sans encadrement et dangereuse pour un Etat de Droit.
Le droit à la vie, un principe universel et fondamental non-négociable.

Selon la Constitution Haïtienne de 1987 amendée en ses articles 19 et 24, l’Etat a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Aussi, de garantir à chaque citoyen le droit à un procès équitable et protéger leur liberté individuelle. En se référant à ses dispositions juridiques, le « bwa kale » peut être qualifié comme une violation flagrante du droit à la vie. La justice ne peut se faire dans la rue, sous les coups de bâtons, sans preuve ni défense. Mais cette réalité légale se heurte à la réalité vécue. Quand une mère pleure son fils enlevé, quand un père voit sa maison brûlée, quand une adolescente se fait violée par un nombre élevé d’agresseurs, le droit devient un luxe inaccessible.
Peut-on dire que ce phénomène rétablira vraiment l’ordre social ?
« Le ‘’ bwa kale’’ ne rétablit pas l’ordre : il crée un autre désordre. Un désordre silencieux, intérieur, moral. Il peut donner une illusion de justice, mais en réalité, il affaiblit l’autorité de l’État, rend la justice suspecte et légitime l’usage de la violence brute. L’ordre social ne peut venir que de la confiance, du droit, du dialogue. Le ‘’ bwa kale ‘’ laisse derrière lui la peur, la méfiance, et parfois l’injustice. La société n’a pas besoin de vengeance, elle a besoin de réparation et de sécurité partagée », avance le philosophe.

Pour M. Louis, ce phénomène social a ses bons et mauvais côtés. Ils sont relatifs. A court terme, il procure un sentiment de protection, un réveil de la communauté, une prise en main collective de la sécurité. Mais les mauvais côtés pèsent lourds : des erreurs irréversibles, des innocents tués, une banalisation de la cruauté, une perte de repères. Le 'bwa kale' peut transformer une victime en bourreau, une société blessée en société déshumanisée.
Toutefois, la puissance publique peut empêcher la population de recourir à ce phénomène. Pour cela, sa réponse ne peut être seulement répressive. Elle doit être humaine, éducative, restauratrice. Il faut restaurer la confiance : présence policière respectueuse, justice accessible, accompagnement psychosocial des victimes, dialogue communautaire. « Il faut créer des espaces de médiation ; valoriser les leaders communautaires; réhabiliter l’idée de droit. Tant que l’État n’entendra pas la douleur de son peuple, celui-ci cherchera ses propres moyens de survie. Et souvent, dans la douleur, il choisira la violence », conseille l'Anthropologue-Sociologue de formation.
Dans les années à venir, si aucune action n’est posée, les répercussions seront graves. Le ‘’bwa kale’' peut impacter la santé psychologique de la population ou l’anxiété et la peur domineront. Il peut mener à des affrontements communautaires, à des milices incontrôlées, à une justice individuelle qui écarte les plus faibles. Il peut aussi encourager la radicalisation de jeunes livrés à eux-mêmes. Mais il peut aussi, s’il est compris, encadré et dépassé, devenir un point de départ pour repenser la justice, la solidarité, la proximité citoyenne. C’est une alerte sociale que l’on ne peut pas ignorer.
Esperancia JEAN NOEL





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