Anna : une mère en quête de sérénité, sous le joug de la violence
- Odelpa

- 5 août
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Le samedi 24 mai 2025, les douze coups de midi résonnaient à peine. Le soleil étirait de sa force lors de la sixième édition organisée par l’Organisation de Développement et de Lutte contre la Pauvreté (ODELPA), en prélude des mères. Au cœur de cette scène paisible, une silhouette se détachait, immobile. Vêtue d'un corsage de lin blanc et d'une jupe en jeans cette quarantenaire attendait. La main à la mâchoire, son corps semblait figé, son esprit s'évadait vers un passé insoutenable. Autour d'elle, des vagues de conversations montaient, unissant les femmes en petits groupes. Une musique de circonstance flottait dans l'air.
« Si je suis ici, c'est pour être écoutée par le psychologue. Souvent, j'ai l'impression de sombrer dans la folie. Il y a quelques années, des médecins m'ont diagnostiqué un accident vasculaire cérébral (AVC) crânien. On me recommande d'éviter tout stress. Conseil cruellement ironique quand mon existence n'est qu'une succession d'épreuves » a dévoilé Anna, lorsqu’elle a été approchée par l'équipe de communication de l’ODELPA.
Alors qu'elle s'apprêtait à continuer son récit, le strident appel de son téléphone a brisé l'instant. Une rafale de tirs s'intensifiait près de sa résidence, à Simon-Pelé, un quartier de Cité Soleil. Son corps se raidi, ses yeux emplis d'une angoisse familière. Un goût métallique envahit sa bouche : la peur. Qu'adviendrait-il de ses cinq filles, seules à la maison ? Comment les rejoindre à travers ce chaos ?
« Dieu les préservera », murmura-t-elle telle une prière.
Le jour où tout a changé

Le 19 mars 2021, l'horreur a englouti sa vie. Une attaque armée a été perpétré là, où Anna avait tenté de reconstruire un avenir pour ses filles, après sa séparation d'avec Louis. Ce jour-là, à Cité Lumière, toujours à Cité Soleil, le pire est arrivé. « Ils m'ont violée, chez moi, sous le regard de mes enfants », a-t-elle soufflé, la voix brisée par une douleur insoutenable. Anna n'a pas voulu s'étendre sur cette plaie béante qui brûle encore en elle.
Elle refusait tout détail et poursuivi : « J'ai dû fuir, abandonnant tout ce que je possédais. Mes outils de travail par exemples, qui représentaient jadis mon espoir de subsistance. J'étais masseuse et sage-femme, des petits boulots exercés au gré des rencontres ou à l'hôpital Sainte-Catherine. C’était ma façon d’apporter un peu de soulagement autour de moi, même si ma propre vie était en lambeaux ».
Un combat au quotidien
Pourtant, avant cette tragédie, la vie d'Anna connaissait une certaine cadence, une routine façonnée par le labeur et la détermination. Arrivée à Port-au-Prince en 1996, elle s'était affirmée en « madan sara », sillonnant le sud pour s'approvisionner de vivres alimentaires pour les revendre à la Croix-des-Bossales. C'était un travail éreintant, exigeant une force colossale, mais qui lui offrait une précieuse autonomie et la fierté de subvenir aux besoins de sa famille. Elle connaissait le poids lancinant de ses paniers, pourtant elle avançait, inlassablement.
Le destin, souvent cruel, brisa net cette cadence. « Un jour, à Martissant, la violence m'a brutalement arraché ce gagne-pain. Alors que je me rendais avec d'autres marchandes dans le sud, des hommes ont stoppé le camion. Ils ont tout emporté : argent, portables, tout. Ce vol a mis un terme à mon commerce. C'est ainsi que j'ai commencé mes petits travaux de sage-femme », se remémore-t-elle, la voix serrée par le poids du souvenir.
La quête d’un toit

Après la barbarie de Cité Lumière, Anna a trouvé un refuge chez sa petite sœur, Rose. Au début, l'accueil fut chaleureux, empli de promesses et de réconfort. Mais les murmures de mécontentement se sont mués au fil du temps en paroles acerbes, transformant le réconfort en amers reproches. « Rose se plaignait d'avoir trop de monde chez elle et a commencé à être indifférente. Un jour, j'ai pris la décision de partir, sans savoir où j’allais », confie Anna.
Après un mois passé chez une amie, à se débattre avec des petits travaux précaires, elle réussit à louer une chambre à Simon-Pelé. « Cette pièce, qui autrefois n'aurait même pas servi de débarras dans ma propre maison, abrite aujourd'hui mes enfants et moi. Je leur interdis d'y inviter des amis, pour leur épargner la honte. Car l'essentiel, c'est qu'elles ont un toit sur la tête », raconte-t-elle, les yeux embués de larmes.
L’espoir d’un avenir meilleur
L'insécurité, cette ombre tentaculaire, étreint Haïti. Anna ne vit plus, elle survit, son âme tout entière tendue vers la quiétude salvatrice de la province. Aujourd'hui, elle se tourne vers l'ODELPA, un dernier rempart, un ultime souffle d'espoir pour apaiser l'ouragan en elle. Son vœu le plus cher est de regagner Fond-des-Blancs, de renaître loin du fracas assourdissant de Port-au-Prince. « Il n'y a plus de vie dans la capitale. Je désire un nouveau départ, là où le silence apaisant musèlerait enfin le grondement incessant des armes », conclue-t-elle.
L'histoire d'Anna n'est pas celle d'une simple victime. C'est le récit poignant d'une survivante, d'une guerrière dont l'esprit reste debout face à l’adversité. Malgré les larmes, les cicatrices invisibles aux yeux du monde et le poids écrasant des traumatismes, elle continue de se battre pour ses filles. Elle lutte pour un avenir où la paix cesserait d'être un luxe inaccessible.
Anna, Rose, Louis : Noms d’emprunt
Marc-Kerley FONTAL





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